Soumission conjointe pour l’examen périodique universel de la Tunisie
Alliance pour la Sécurité & les Libertés ASL
L’Alliance pour la Sécurité et les Libertés (ASL) est une alliance d’organisations de la société civile tunisienne et internationale basée en Tunisie qui réunissent leur expertise de terrain et leur approche de proximité avec les citoyen-ne-s, leurs ressources diversifiées et leurs réseaux afin de comprendre les causes profondes de l’extrémisme violent tant au niveau des parcours individuels qu’à l’échelle locale et sociétale en Tunisie. Les organisations de l’ASL constituent une force de proposition constructive dans le traitement des causes profondes de l’extrémisme violent en incitant à l’adoption de politiques économiques, sociales, culturelles, éducatives et sécuritaires inclusives et respectueuses de l’Etat de droit.
Introduction
- La Tunisie vit sous état d’urgence depuis juin 2015. Cela fait six ans que les présidents successifs renouvellent périodiquement ce régime d’exception sur le fondement du décret présidentiel n°1978/50, sans jamais justifier de façon claire et précise la menace à la sécurité de l’État qu’il s’agit ainsi d’enrayer. C’est notamment sur ce fondement que, depuis des années, le ministère de l’Intérieur impose des restrictions arbitraires de liberté à des centaines, voire des milliers de Tunisiens fichés et considérés comme représentant une menace pour l’ordre public. C’est aussi sur ce fondement qu’il restreint fréquemment la liberté de rassemblement.
- En mars 2020, avec le début de la crise sanitaire, le Président Kais Saïd a ajouté un nouveau régime d’exception à celui de l’état d’urgence en activant pour la première fois l’article 80 de la Constitution relatif à l’état d’exception. Comme pour l’état d’urgence, aucune explication claire n’a été donnée pour justifier le déclenchement de cette législation dérogatoire du droit commun qui n’est censée pouvoir être activée qu’en cas de péril imminent menaçant la Nation ou la sécurité ou l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Sur le fondement de l’état d’exception, le chef de l’État a adopté plusieurs décrets présidentiels restreignant la liberté de circulation à travers principalement l’instauration d’un couvre-feu
- Le 25 juillet 2021, le Président a de nouveau activé l’article 80, pour justifier cette fois l’adoption de mesures radicales qui vont bien au-delà de la restriction de la liberté de circulation destinée à enrayer la propagation du coronavirus. Aucune explication précise n’a été fournie pour justifier l’instauration de l’état d’exception et aucune limite de temps initiale n’a été avancée, si bien qu’on ne peut que douter de la nécessité et de la proportionnalité de cette mesure. Il en va de même des mesures prises sur le fondement de l’article 80, à savoir notamment le gel des activités de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), l’abrogation d’une part substantielle de la Constitution, ainsi que la dissolution de Conseil supérieur de la magistrature.
- Le présent rapport analyse les mesures liberticides prises dans le cadre de cette superposition de régimes d’exception.
Recommandation :
1. Mettre fin aux régimes dérogatoires et assurer un retour à une organisation et un fonctionnement des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire conforme aux principes démocratiques.
Les mesures adoptées dans le cadre de l’état d’exception :
Le gel de l’Assemblée des Représentants du Peuple
- Le Président de la République déclare que les décisions prises le 25 juillet 2021 et durant les mois suivants sont faites sur la base de l’article 80 de la Constitution. Cet article dispose que le parlement est considéré en état de session permanente. Ainsi, le gel de cette institution ordonné le 25 juillet, avec le concours de l’armée et de la police, constitue une violation de l’article 80. Ce gel peut se poursuivre indéfiniment selon le décret 117 promulgué le 22 septembre. Seule la Cour constitutionnelle prévue par la Constitution de 2014 aurait pu contrôler le bien-fondé de l’enclenchement de l’état d’exception et les mesures prises dans ce cadre. Cependant, cette cour n’a jamais été créée
- Le décret 117 permet au Président de la République de légiférer via des décrets-lois, monopolisant ainsi les pouvoirs exécutif et législatif depuis sa promulgation. Cette suspension du parlement perdurera jusqu’au début de 2023 au plus tôt, à la conclusion des échéances prévues par la feuille de route annoncée le 13 décembre 2021 et qui prévoit des élections législatives en décembre 2022.
- Les déclarations officielles laissent entrevoir un prochain changement de la loi électorale, soit par décret-loi soit par un referendum prévu le 25 juillet 2022 et qui doit porter sur la réforme constitutionnelle dans son ensemble. Les contours de cette nouvelle loi électorale sont encore inconnus. Par ailleurs, les membres de l’Instance Supérieure Indépendante pour les Élections (ISIE), une instance indépendante créée en 2012 pour garantir le caractère libre, pluraliste et transparent des élections, ont déclaré ne pas avoir étaient consultés sur les échéances électorales de 2022, à savoir le referendum et les élections, et ne pas avoir non plus été dotés d’un budget dédié pour ces deux échéances. Des craintes émergent sur la possibilité que l’ISIE soit écartée de l’organisation de ces rendez-vous, que l’Instance soit dissoute et que l’organisation des prochaines élections revienne au ministère de l’Intérieur.
Le décret 117 ou la concentration des pouvoirs entre les mains du président
- Promulgué le 22 septembre 2021, le décret-loi 117 met en place une organisation provisoire des pouvoirs. Il comprend plusieurs mesures majeures, notamment la suspension de la Constitution de 2014 à l’exception de son préambule et des deux premiers chapitres relatifs aux dispositions générales et aux droits et libertés ; la possibilité pour le Président de la République de légiférer dans tous les domaines à travers des décrets-lois ; l’impossibilité d’exercer des recours contre ces décrets lois ; la désignation du gouvernement par le Président et le contrôle exercé par ce dernier sur toute l’activité gouvernementale. Cet accaparement total du pouvoir entre les mains du président élimine toute forme de contre-pouvoir, de dialogue sociétal et politique et de transparence. Il menace ce faisant l’existence même d’un système démocratique.
- C’est via ce processus que le Président de la République a décrété la dissolution du Conseil Supérieur de la Magistrature par exemple. Parallèlement, d’autres projets de décrets-lois liberticides semblent en phase de finalisation avant promulgation comme notamment le décret-loi sur la carte d’identité et le passeport biométriques auquel la société civile tunisienne s’est opposée et qui a été retiré du parlement en 2018, ainsi qu’un probable décret-loi visant à restreindre l’espace associatif.
La dissolution du Conseil supérieur de la magistrature et la mise sous tutelle du pouvoir judiciaire
- Lors de son dernier EPU, la Tunisie s’est engagée à poursuivre la concrétisation de l’indépendance du pouvoir judiciaire[i] et à accélérer la création de la cour constitutionnelle. Néanmoins, non seulement la cour constitutionnelle n’a jamais été créée, mais le Président de la République a aussi dissout le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) par un décret-loi n°11 adopté le 12 février 2022. Ce texte porte création du Conseil Supérieur Temporaire de la Magistrature et remplace la loi organique régissant le précédent Conseil. Le nouveau décret accorde de grandes prérogatives au Président de la République tant dans la formation du Conseil temporaire que dans la mise en œuvre de son mandat à travers un droit de regard sur l’évolution de carrière des magistrats y compris la possibilité de demander des limogeages. Ce décret, illimité dans le temps, met sérieusement en péril – si ce n’est abroge – l’indépendance du pouvoir judiciaire.
- Le CSM était dans la ligne de mire du Président de la République depuis longtemps, comme l’ont illustré les maintes déclarations dans lesquelles le Président a appelé les juges à “purger les corrompus de leur corps” et assuré que les citoyens « avaient le droit d’exiger la dissolution du CSM ». Ensuite, le 19 janvier 2022, le CSM a vu les primes et avantages de ses membres suspendus via décret-loi. Puis le Président a annoncé, en direct du ministère de l’Intérieur, sa volonté de le dissoudre, à la suite de quoi la police a immédiatement encerclé les locaux du CSM pour interdire l’accès sans décision de justice, avant même que le décret-loi de dissolution ne soit adopté.
Le projet de réforme de la loi sur les associations, une menace sur la liberté d’association
- En février 2021, l’administration a fait fuiter un projet de réforme du décret-loi n° 2011-88 du 24 septembre 2011, portant sur l’organisation des associations. Ce projet intervient dans un contexte de recrudescence des attaques à l’encontre des défenseurs des droits humains sur fond de discours présidentiels appelant notamment à l’interdiction du financement étranger des associations présentées comme “des agents de l’étranger”.
- Le projet de décret-loi octroie à l’administration un grand pouvoir discrétionnaire et accroit son contrôle sur les associations. Il conditionne tout d’abord la constitution des associations à une intervention de l’administration. Il accorde aussi aux autorités un pouvoir de refus de constitution, notamment en cas de menace à « l’unité de l’État ou son régime républicain et démocratique », des notions faisant le plus souvent l’objet d’une interprétation abusive et il supprime tout principe de gradation dans les sanctions. Il indique aussi que les rapports et études doivent être publiés dans le cadre de « l’intégrité et du professionnalisme”. Le projet introduit en outre une procédure des plus préoccupantes qui conditionne l’obtention de financements étrangers à une autorisation délivrée par la commission tunisienne d’analyses financières. La délivrance de l’autorisation n’est soumise à aucun délai et il est à craindre que l’administration utilise cette procédure pour retarder les financements. Cela sera très préjudiciable à la société civile tunisienne dans un contexte où les financements tunisiens sont rares et les financements étrangers sont indispensables au bon fonctionnement et même à la survie de nombreuses associations de défense des droits humains, d’aide sociale et médicales, etc.
Projet de loi sur la carte d’identité et le passeport biométriques
- Ce projet de loi avait été présenté à l’ARP en 2016 et retiré par le gouvernement suite aux protestations de la société civile et en raison des nombreux amendements apportés par les parlementaires. En 2020, le gouvernement l’a déposé de nouveau et quelques amendements ont été fait sur le projet initial suite à la demande des organisations de la société civile et de l’Instance Nationale de Protection de Données Personnelles (INPDP). Le 17 janvier 2022, 6 mois après l’instauration de l’état d’exception, le Ministère de l’Intérieur a annoncé dans un communiqué l’accélération du processus afin de finaliser ce projet de loi et le promulguer.
- Ce projet a été présenté sous prétexte de répondre aux exigences de l’Organisation Mondiale de l’Aviation Civile (OACI) concernant les passeports, et de faciliter le travail des services publics via la digitalisation de la carte d’identité. Cependant, la majorité de la société civile s’y oppose, ainsi que le président de l’INPDP. Ce dernier a affirmé que la version actuellement en cours de révision est celle de 2016, éliminant ainsi les amendements faits en 2020. Les craintes sont relatives au respect de la protection des données et de la vie privée, vu que la loi ne spécifie comment ces données biométriques seront utilisées et dans quel cadre et par qui elles seront accessibles. Ces craintes se justifient surtout vu que la législation régissant la protection des données personnelles, à savoir la loi organique n° 63 de 2004, doit être mise à jour pour correspondre aux législations internationales tel que le RGPD, et pour prendre note des développements technologiques, ainsi que pour garantir le principe de proportionnalité entre le droit à la protection des données et le droit d’accès prérequis par la sûreté publique.
Recommandations
- Abroger le décret 117 et mettre fin à l’état d’exception le plus tôt possible sans que soient prises des réformes législatives majeures en l’absence de pouvoir législatif ;
- Rétablir le pouvoir législatif à travers l’organisation d’élections législatives ;
- Respecter un délai raisonnable d’au moins six mois entre la promulgation d’une nouvelle loi électorale et la date des élections législatives;
- Maintenir l’ISIE comme institution chargée de l’organisation des élections et référendums;
- Une fois l’état d’exception levé, assurer que la création de la Cour constitutionnelle soit une priorité du nouveau parlement élu ;
- Garantir l’indépendance du pouvoir judiciaire à travers l’adoption d’une loi protégeant les magistrats de toute intervention du pouvoir exécutif dans leur travail et leur évolution de carrière ;
- Veiller à ce que la loi n°63 de 2004 sur la protection des données personnelles soit amendée ou remplacée pour assurer une législation qui concrétise véritablement la protection des données personnelles
- Assurer que la législation tunisienne régissant les associations garantisse la liberté d’association et empêche les intrusions abusives de l’administration dans la formation et le fonctionnement des associations.
L’imposition par le ministère de l’Intérieur de restrictions de liberté arbitraires :
Les défaillances du contrôle juridictionnel exercé sur les restrictions de liberté arbitraires
- Malgré plusieurs recommandations formulées lors du dernier EPU[ii] appelant la Tunisie à conformer sa législation nationale à la Constitution et au droit international des droits de l’Homme, le ministère de l’Intérieur continue de restreindre arbitrairement les libertés de milliers d’individus en se fondant sur des textes règlementaires inconstitutionnels et attentatoires aux droits humains tels que le décret présidentiel de 1978 règlementant l’état d’urgence ou le décret de 1975 fixant les attributions du ministère de l’Intérieur. Ces mesures de contrôle administratif sont bien souvent constitutives de harcèlement policier, voire de mauvais traitements. Elles engendrent des préjudices matériels (pertes d’emploi, de logement) et psychologiques graves, tant sur les personnes visées que sur leurs familles.
Une politique de harcèlement policier justifiée par l’état d’urgence
- Des milliers de Tunisiens sont fichés en raison de leur dangerosité présumée pour l’ordre public et sont soumis à des mesures de contrôle administratif. Il s’agit de mesures restrictives de liberté, décidées par le ministère de l’Intérieur sans autorisation judiciaire et qui peuvent prendre des formes diverses telles que l’assignation à résidence, l’interdiction de quitter le territoire, les convocations répétées au poste de police, les perquisitions administratives, les immobilisations prolongées lors de contrôles routiers ou aux frontières à des fins de renseignements, ou encore les enquêtes de voisinage et sur le lieu de travail.
- Le processus de fichage est totalement opaque et l’administration ne notifie jamais formellement les mesures de contrôle aux personnes qui les subissent et qui en prennent connaissance de façon informelle à l’occasion d’un contrôle policier.
- Toutes les mesures de contrôle administratif auxquelles donne lieu le fichage contreviennent à plusieurs libertés et droits fondamentaux garantis par la Constitution et par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, telles que la liberté de circulation, le droit de ne pas être détenu arbitrairement ou encore le droit au respect de la vie privée et à l’inviolabilité du domicile. Certains de ces droits et libertés peuvent théoriquement faire l’objet de restrictions à condition qu’elles soient prévues par une loi, nécessaires et proportionnelles et qu’elles puissent être soumises à un contrôle juridictionnel prompt, sérieux et efficace.
- Or, aucune des mesures de contrôle administratif mises en œuvre par le ministère de l’Intérieur n’est fondée sur une loi. Dans de nombreux cas, le ministère justifie des restrictions de liberté en invoquant le décret présidentiel n° 78-50 de 1978, réglementant l’état d’urgence ou encore le décret de 1975 fixant les attributions du ministère de l’Intérieur. Ces deux textes attribuent au ministère des prérogatives définies en des termes bien trop vagues pour satisfaire le critère de légalité. En outre, le décret de 1975 est un simple texte règlementaire, tandis que le décret présidentiel de 1978 a été adopté dans le cadre d’un précédent état d’exception et n’est plus sensé avoir de valeur juridique depuis plus de 40 ans.
- Outre l’absence de fondement légal, les mesures de restriction de liberté ordonnées par le ministère de l’Intérieur sont à priori non nécessaires et disproportionnées. En effet, le fichage et les mesures de contrôle administratif imposées aux personnes fichées sont illimités dans le temps et l’administration ne fournit pas aux personnes fichées – ni même au tribunal administratif lorsqu’il est saisi d’un recours – les motifs circonstanciés et détaillés justifiant le fichage et les mesures restrictives de liberté qu’il sous-tend
Une recrudescence des restrictions de liberté dans le contexte de l’état d’exception
- Depuis l’instauration par le Président de la République de l’état d’exception le 25 juillet 2021, les restrictions administratives de liberté se sont multipliées, touchant aujourd’hui un large spectre de citoyens tunisiens. Ces mesures de contrôle qui étaient jusqu’à présent utilisées comme outil de contrôle sécuritaire semble aujourd’hui servir aussi des intérêts politiques.
- Une quinzaine de magistrats, députés, hommes politiques, anciens ministres et hauts fonctionnaires ont ainsi été assignés à résidence. Des centaines d’autres ont été interdits ou empêchés de quitter le territoire tunisien. Ces restrictions à la liberté de circulation ont visé des personnes en raison de leur simple appartenance professionnelle (magistrats et députés notamment).
Les défaillances du contrôle juridictionnel exercé sur les restrictions de liberté arbitraires
- Avant le 25 juillet 2021, la justice administrative s’était illustrée par sa relative indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif. A de très nombreuses reprises, les juges administratifs avaient ordonné la suspension et l’annulation de mesures de contrôle administratif arbitraires.
- En septembre 2021, le tribunal administratif a opéré un revirement jurisprudentiel inquiétant en rejetant des recours intentés par dix personnalités assignées à résidence après l’activation de l’état d’exception, et ce sur le fondement du décret de 1978 règlementant l’état d’urgence. Ces décisions de rejet prises par le président du tribunal administratif et critiquées par d’autres juges administratifs, témoignent des grandes pressions politiques subies par le pouvoir judiciaire
Recommandations :
- Abroger le décret de 1978 réglementant l’état d’urgence ou l’amender afin de supprimer les dispositions autorisant l’adoption de mesures restrictives de liberté ;
- Cesser instamment la mise en œuvre à l’encontre d’individus de mesures de contrôle administratif qui ne seraient pas conformes aux exigences de légalité, de nécessité et de proportionnalité ;
- Garantir à la justice administrative l’indépendance et les moyens humains et financiers pour qu’elle puisse exercer un contrôle sérieux, prompt et efficace sur les mesures administratives restrictives de liberté notamment en instaurant une procédure de référé liberté effective ;
- Poursuivre et sanctionner tant dans le cadre de la justice pénale que des procédures disciplinaires tout agent qui se serait rendu coupable de restriction ou privation arbitraire de liberté à l’encontre d’un individu et accorder réparation aux victimes.
- Une loi antiterroriste propice aux violations des droits humains :
- Aucune des recommandations formulées en 2017 concernant le respect des droits fondamentaux des personnes soupçonnées de terrorisme[iii] y compris la prévention et la sanction de la torture et des mauvais traitements dans ce contexte[iv] n’a été mise en œuvre.
- La loi N°2015-26 du 7 août 2015 relative à la lutte contre le terrorisme et à la répression du blanchiment d’argent présente une définition large et ambigüe du crime terroriste qui peut être caractérisé sans tenir compte de l’intention de la personne l’ayant commis. Elle inclut, en outre, une définition trop extensive du crime d’apologie qui est utilisée par la police pour justifier l’ouverture d’enquêtes pour apologie du terrorisme à l’encontre d’individus sur la simple base de leur apparence et de leurs pratiques religieuses présumées ou encore de publications ou partages de contenus religieux sur les réseaux sociaux.
- La loi de 2015 inflige en outre la peine capitale pour 17 crimes terroristes et instaure un délai de garde à vue exceptionnel de 5 jours renouvelables à deux reprises, sans la présence d’un avocat pendant les 48 premières heures. Ces dérogations aux dispositions régissant la garde à vue sont d’autant plus préjudiciables aux suspects que la torture et les mauvais traitements sont très souvent utilisés lors des enquêtes pour terrorisme pour obtenir des aveux ou des informations. Malgré les nombreuses plaintes pour torture déposées cette dernière décennie par des personnes soupçonnées d’activités terroristes au sens large et violentées en garde à vue, aucune condamnation pour torture n’a jamais été prononcée.
Recommandations
- Amender la loi N°2015-26 du 7 août 2015 afin de définir strictement l’acte de terrorisme et réduire la durée de la garde à vue conformément aux normes internationales ;
- Amender la loi n° 2016-5 du 16 février 2016, sur la garde à vue, afin de rendre la présence d’un avocat obligatoire dès le début de la garde à vue ;
- Veiller à ce que toutes les plaintes pour actes de torture et mauvais traitements donnent immédiatement lieu à une enquête sérieuse, impartiale et prompte et, le cas échéant, à des poursuites et des condamnations à des peines reflétant la gravité du crime.
- Les abus de pouvoir des syndicats des forces sécuritaires :
- En 2011, après des décennies d’interdiction, les forces de sécurité ont été autorisées à se constituer en syndicats. Depuis lors, ces syndicats se sont multipliés et plusieurs d’entre eux se sont illustrés ces dernières années par des comportements attentatoires à l’éthique et même à la loi.
- Après l’ouverture des procès en justice transitionnelle en 2018 marquant le début des poursuites – notamment pour torture – de hauts responsables et membres de l’appareil sécuritaire, des syndicats de police ont appelé publiquement les accusés à se soustraire à la loi et à boycotter leur procès. Ils ont aussi demandé aux policiers de ne pas apporter leur concours à ces procès. Il en est résulté que quatre ans après, de nombreux accusés continuent de fuir leur procès avec la complicité des agents de police judiciaire qui omettent systématiquement d’exécuter les mandats d’amener ordonnés par les chambres de jugement. En 2018, le tribunal de première Instance de Ben Arous où comparaissaient 5 policiers pour actes de torture a été encerclé par des forces de l’ordre en uniforme et munis de leurs armes de services suite à un appel émis par des syndicats.
- Ces deux dernières années, avec la recrudescence de manifestations dénonçant les inégalités économiques et les violences policières, plusieurs syndicats de police ont publié sur les réseaux sociaux des publications incitant à la haine, à la stigmatisation et à la violence. Ils ont notamment publié des photos d’activistes assorties d’insultes et de propos homophobes ou sexistes. Plus récemment, un syndicat a publié un post Facebook aux accents xénophobes appelant à la haine des migrants subsahariens.
- Le ministère de l’Intérieur n’a pris aucune mesure pour sanctionner ces comportements délictueux de plusieurs syndicats présumés en dépit des nombreuses dénonciations de la société civile.
Recommandation :
- Sanctionner les syndicats des forces de sécurité et leurs membres qui ont proféré des menaces ou insultes à l’encontre de citoyens notamment sur les réseaux sociaux ou qui ont appelé à se soustraire à la loi.
- Les restrictions à la liberté de rassemblement :
- La Tunisie a connu de multiples mouvements sociaux depuis le précédent examen en raison de la détérioration de la situation socio-économique et de l’absence de réforme. Le traitement de ces mouvements sociaux reste exclusivement sécuritaire avec de nombreux dépassements, un usage souvent disproportionné de la force – ignorant totalement les règles de gradation – ainsi que des arrestations arbitraires massives et un recours à la torture ou aux mauvais traitement qui ont mené au décès de plusieurs manifestants sur la période écoulée. Le recours excessif au gaz lacrymogène dans des conditions non conformes aux standards internationaux est récurrent et a déjà fait de nombreuses victimes.
- Les mois de janvier 2019, 2020 et 2021 ont été en ce sens particulièrement mouvementés avec des manifestations dans plusieurs régions du pays – surtout dans les quartiers populaires – et ont connu un traitement sécuritaire brutal. Durant les mois de janvier et février 2021, plus de 1500 individus ont été arrêtés dans un intervalle de quelques semaines dont 30% de mineurs. Plusieurs organisations de la société civile ont documenté de nombreux cas de mauvais traitements, voire de torture, de violations des garanties procédurales en garde à vue – y inclus la signature de procès verbaux signés sous la contrainte et sans la présence d’avocats, ainsi que de très nombreux cas de violation du droit de tout détenu à être présenté à une autorité judiciaire dans de brefs délais. Les mesures COVID ont également été invoquées afin d’interdire les manifestations du 14 janvier (date de commémoration de la Révolution) en 2020 et 2021; un confinement de 4 jours dont l’efficacité sanitaire a été remise en question par des officiels a d’ailleurs été mis en place le weekend du 14 janvier 2021.
- D’importants dispositifs sécuritaires – incluant barrières et checkpoints sur un rayon de plusieurs kilomètres ainsi que des canons à eau – barrant l’accès aux lieux de manifestations ont été déployés, en particulier depuis le 25 juillet 2021 et l’activation de l’état d’exception par le Président de la République.
- La présence d’agents sécuritaires postés sur les toits d’immeubles ou l’utilisation de drones lors des manifestations laissent croire qu’un système de fichage des protestataires est quant à lui en place.
Recommandations
- Respecter l’article 37 de la constitution tunisienne relatif à la liberté de réunion et de manifestation pacifiques;
- Assurer une formation appropriée aux agents des forces de l’ordre en matière de gestion des rassemblements en mettant l’accent sur la formation aux droits humains;
- Veiller à ce que toutes les allégations de torture et violences commises par les forces de sécurité durant les manifestations fassent l’objet d’enquêtes impartiales, rapides, sérieuses et indépendantes ;
- Garantir l’efficacité et l’indépendance de l’organe disciplinaire du ministère de l’Intérieur et favoriser sa transparence vis-à-vis des victimes concernant le traitement de leurs plaintes et vis-à-vis du public à travers la publication de statistiques relatives au nombre et aux types de sanction ;
- Mettre en place un cadre juridique et institutionnel garantissant en droit et en pratique la présence d’un avocat durant la garde à vue et ce même pour les délits
- Les attaques contre les activistes et défenseurs des droits humains:
- Plusieurs activistes, défenseurs de droits humains et journalistes ont été victimes d’agressions et de harcèlement de la part de représentants des forces sécuritaires qui n’ont donné lieu à aucune poursuite judiciaire. Ces agressions prennent la forme d’agressions verbales et physiques sur la voie publique, de campagnes de dénigrement sur les réseaux sociaux, d’arrestations arbitraires, d’intrusion sans mandat et de mise à sac de lieux de travail et d’habitation ou encore de confiscation de matériel informatique et téléphonique. Elles visent particulièrement les activistes des causes féministes et LGBTIQ++ et se sont intensifiées à la suite de mouvements sociaux de janvier et février 2021 réprimés par les forces sécuritaires et soutenus par la société civile.
- Ces campagnes sont souvent encouragées voir même initiées sur les réseaux sociaux par des personnes et des pages se réclamant des syndicats de forces de sécurité. Plusieurs activistes et défenseurs de droits humains ont fait l’objet d’un harcèlement judiciaire en raison de leur activisme ou à la suite de publications sur les réseaux sociaux.
- Ces personnes sont le plus souvent poursuivies pour « atteinte à la moralité publique » ou « incitation à la désobéissance civile », mais aussi et surtout en vertu de l’article 125 du Code Pénal tunisien réprimant l’outrage à fonctionnaire public. Cet article est abusivement utilisé par les représentants des forces de l’ordre pour intimider et harceler des citoyens, y compris lors de conflit personnels n’ayant rien à voir avec l’exercice de leurs fonctions ou encore pour justifier a posteriori une arrestation abusive ou dissuader ces personnes de porter plainte contre des torture ou mauvais traitements infligés. Les membres et militants LGBTIQ++ sont aussi parfois poursuivis sur le fondement de l’article 130 du Code pénal qui prohibe la sodomie et d’autres activistes ont déjà été poursuivis pour « atteinte à l’un des rites religieux autorisés ». De nombreuses dispositions du Code pénal sont ainsi interprétées de façon extensive ou détournées et utilisées pour réprimer les libertés d’opinion, d’expression de croyance et de manifestation
- Ces pratiques répressives ont continué, voire augmenté, suite à l’activation de l’état d’exception par le Président de la République le 25 juillet 2021. Depuis cette date, la poursuite de civils devant les tribunaux militaires a fortement augmenté. Ces poursuites visent exclusivement des personnalités politiques et médiatiques opposées à Kais Saied. En effet, la période suivant le 25 juillet 2021 a aussi été caractérisée par une hausse sans précédent de civils poursuivis par des tribunaux militaires soit en vertu de l’article 91 du code militaire soit en vertu de l’article 22 de la loi portant statut général des forces de sécurité intérieure. Douze civils ont ainsi été déférés devant les tribunaux militaires depuis cette date (contre neuf durant toute la décennie suivant la Révolution de 2011) dont des politiciens, un journaliste et deux avocats. Toutes ces personnes se sont opposées au Président de la République ou ont critiqué les mesures instaurées le 25 juillet.
- Par ailleurs, depuis le 25 juillet, les agressions et arrestations de journalistes ont connu une hausse très importante. Les campagnes de dénigrement sur les réseaux sociaux par des pages et individus soutenant le Président de la République à l’encontre les défenseurs de droits humains, professeurs de droit, activistes et journalistes émettant des critiques à l’égard du Président de la république ou du processus enclenché depuis le 25 juillet 2021 ont fortement augmenté depuis cette date.
- Recommandations :
- Abroger l’article 230 du code pénal tunisien incriminant l’homosexualité ainsi que toutes les dispositions législatives et règlementaires portant atteinte aux libertés individuelles qui sont particulièrement utilisées contre les activistes LGBTIQ++ ;
- Abroger ou amender l’article 125 du code pénal relatif à l’outrage à fonctionnaire public afin de garantir qu’il ne soit plus utilisé de manière abusive par les représentants de force de l’ordre ;
- Abroger ou amender les articles 226 et 226 bis du code pénal sanctionnant l’atteinte au bonnes mœurs, à la morale publique » et l’« atteinte à la pudeur » afin de garantir que ces textes ne puissent plus être utilisés pour poursuivre les activistes et blogueurs ;
- Amender l’article 53 du décret-loi n°115-2011 relatif à la liberté de la presse en supprimant la prohibition de l’« atteinte à l’un des rites religieux autorisés » ;
- Harmoniser la législation nationale avec les engagements internationaux de l’Etat en matière de droits humains et notamment réformer le Code pénal et le Code de justice militaire pour qu’aucune de leurs dispositions ne puisse être utilisée pour porter atteinte aux libertés d’opinion, d’expression et de croyance.
- Amender l’article 22 de la loi n° 82-70 du 6 août 1982, portant statut général des forces de sécurité intérieure et le code de justice militaire afin d’arrêter la traduction de civils devant la justice militaire ;
[i] Supported 125.11 (Sudan).
[ii] Supported 125.14 (Angola) ; 125.16 (Iraq) ; 125.19 (Qatar) ; 125.24 (Namibia).
[iii] Supported 125.182 (Japan) ; 125.52 (USA); 125.53 (Canada).
[iv] Supported 125.78 (Netherland) ; 125.79 (Norway).