Alliance pour la sécurité et les libertés

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Réforme plurisectorielle pour prévenir l’éxtrémisme violent

 

I. Introduction

Suite aux différentes attaques terroristes qui ont eu lieu en Tunisie et surtout celle du Bardo qui a causé la mort de 22 victimes et la blessure de 45 personnes, l’Assemblée des Représentants du Peuple a adopté la loi organique de lutte contre le terrorisme[1] largement refusée et critiquée par plusieurs activistes, associations et organisations de la société civile.  Suite à l’adoption de la loi, la Tunisie a mis en place la commission nationale de lutte contre le terrorisme et a développé la stratégie nationale de lutte contre l’extrémisme et le terrorisme[2]. En absence d’une définition claire de l’extrémisme violent et d’actions précises à mettre en place pour prévenir l’extrémisme violent à long terme, l’Alliance pour la Sécurité et les Libertés (ASL) a élaboré ce policy paper dans le but de plaider pour la mise en place d’un plan d’action pluridisciplinaire et efficace de prévention de l’extrémisme violent en suivant une approche participative et transparente.

II. Contexte 

Pendant ces huit dernières années et suite à la révolution populaire qui a soulevé le pays et le reste du monde arabe, la Tunisie tente d’entreprendre une restructuration des institutions de l’Etat afin d’accomplir sa transition démocratique. Cette révolte qui a été déclenchée à Sidi Bouzid et qui s’est propagée dans plusieurs régions de la Tunisie dénonçait en premier lieu l’inégalité socio-économique entre les régions mais aussi la corruption et le népotisme du régime en place et protégé par l’Etat sécuritaire et liberticide. Aujourd’hui, ce processus de transition démocratique, toujours en cours, est fragilisé par l’instabilité politique et sécuritaire de la région MENA qui apporte avec elle des nouvelles difficultés – principalement d’ordre sécuritaire – et qui se manifestent par la multiplication des attaques terroristes en Tunisie et le départ de plusieurs jeunes tunisiens vers des zones de conflit.

III. Analyse

L’extrémisme violent est un fléau à envergure mondiale qui compromet la sécurité des personnes, le développement des pays et le maintien de l’Etat de droit. Ce phénomène qui a été largement étudié connaît plusieurs définitions. Cependant, l’Alliance pour la Sécurité et les Libertés (ASL) a jugé utile, pour des raisons de méthodologie, d’apporter sa propre définition à l’extrémisme violent comme étant : « l’usage de la violence extrême délibérée à l’égard d’autrui comme moyen pour imposer ou pour atteindre tout type d’objectif ».

Plusieurs travaux de recherche nous disent que ce phénomène, auquel n’a pas échappé la Tunisie et auquel plusieurs tunisiens ont adhéré, revêt un caractère multifactoriel.

En effet, plusieurs analyses classifient les facteurs de l’extrémisme violent selon leur échelle : 1) macro (échelle globale/internationale), 2) méso (échelle régionale/nationale), 3) micro (échelle individuelle)[3]. On retrouve aussi d’autres modèles définis en se basant sur le type de facteurs et causes ; par exemple, on retrouve celui proposé par le « Royal United Services Institute for Defense and Security Studies » qui classifie les facteurs selon 3 catégories : motivateurs structurels, incitations individuelles, facteurs situationnels favorisant le processus[4]. Dans ce papier, nous retenons les études qui présentent les facteurs sous deux grandes catégories : la première présentant les facteurs qui poussent vers l’extrémisme violent « push factor » et la deuxième présentant les facteurs qui attirent vers l’extrémisme violent « pull factor ». En d’autres termes, la première catégorie représente les facteurs situationnels et structurels qui favorisent ou qui poussent vers l’extrémisme violent et donc inclut l’échelle macro et méso présentées ci-dessus. Quant à la deuxième catégorie, elle représente le parcours et les motivations individuelles et donc se limite à l’échelle micro. Ce modèle est repris par le Secrétaire Général des Nations Unies dans son rapport intitulé « Plan d’action pour la prévention de l’extrémisme violent »[5], où il présente les causes de l’extrémisme violent selon deux grandes catégories :

  • Les éléments structurels et conjoncturels propices à l’extrémisme violentqui sont : la marginalisation, la discrimination, l’injustice socio-économique, les violations des droits de l’Homme et de l’Etat de droit, la mauvaise gouvernance, les conflits prolongés et non réglés et la radicalisation en prison.
  • Les différentes formes de radicalisationqui sont : parcours et motivations personnels, victimisation et mécontentement collectif, détournement de croyances et d’idéologies politiques, exagération des différences ethniques et culturelles et rôle des dirigeants et des réseaux.

En ce qui concerne le contexte tunisien, les facteurs propices à l’extrémisme violent tombent également sous cette catégorisation et confirment bien la modélisation bi-factorielle. L’étude intitulée « Les facteurs favorisant l’extrémisme violent dans la Tunisie des années 2010 »[6] met elle aussi en avant le caractère multifactoriel du phénomène d’extrémisme violent en dressant une liste de facteurs et en essayant de mesurer leurs contributions à l’extrémisme violent à travers un système de pondération. Au-delà des chiffres qu’il présente, le tableau ci-dessous reflète la nécessité de comprendre la dynamique d’extrémisme violent à travers une série de facteurs et de sous-facteurs qui ne représentent pas nécessairement le même degré de risque.

Tableau 1: Facteurs de l’extrémisme violent et analyse de risque

 

Type de FacteursLes FacteursL’analyse de risque à l’échelle sociale
Facteurs idéologiquesCirculation des idées révolutionnaires57%
Attrait pour les causes arabo-islamiques
Montée du racisme et de l’islamophobie dans les pays d’immigration
Identification à un groupe religieux persécuté
Islamisme radical
Projet politique historique d’unification de la zone MENA
Facteurs socio-culturelsDésir de vivre son individualité contrariée,7%
Pertes de solidarités familiales et communautaires
Déficit d’autorité paternelle
Lutter contre la stigmatisation
Pertes de repères traditionnels
Réponse à l’instrumentalisation de la cause féminine par l’Etat autoritaire
Facteurs socio-économiquesRecherche d’un meilleur statut social55%
Marginalisation économique et sociale
Discrimination socio-régionales
Violence quotidienne dans les zones péri-urbaines
Perceptions individuellesSentiment de frustration27%
Sentiment d’humiliation et d’injustice
Manque de confiance envers les institutions publiques
Facteurs religieuxInstrumentalisation de l’espace religieux par le régime autoritaire60%
Diffusion du salafisme quiétiste
Répression de la dynamique de réislamisation
Facteurs institutionnelsMontée de la corruption84%
Dysfonctionnement et brutalité des forces de sécurité
Déficit de représentation politique des jeunes des zones péri-urbaines
Incapacité de l’Etat à réguler les espaces déstructurés socialement
Espace carcéral
Facteurs situationnelsAppel de volontaires pour une cause internationale73%
Regroupement des militants jihadistes libérés de prison ou en exil
Réseaux de recrutement pour les zones de conflit et politiques du « laisser partir »
Facilité d’accès au financement
Prise de contrôle des lieux de culte et multiplication des tentes de prédiction et fort activisme sur internet
Voisinage de la Libye et connexion jihadiste tuniso-libyenne

 

En procédant à l’évaluation du poids de chaque catégorie et en se basant sur les facteurs de risque respectifs, l’auteur de l’étude a pu démontrer qu’à l’échelle de la société tunisienne, les facteurs institutionnels, les facteurs socio-économiques, les facteurs religieux, les facteurs idéologiques et ceux situationnels sont les paramètres les plus influents en termes d’analyse de risques. L’étude démontre également qu’à l’échelle sociale, les facteurs institutionnels contribuent plus à pousser les individus vers des idées extrémistes violentes que les facteurs situationnels non totalement maitrisables par le gouvernement. La lutte contre ces facteurs institutionnels devrait donc être la priorité pour les décideurs tunisiens afin de réduire le risque et l’exposition des citoyens au « pull factors » et à renforcer la résilience de la société tunisienne à l’extrémisme violent.

En raison de sa complexité et de son caractère multifactoriel (comme modélisé ci-dessus), les réponses apportées à un tel phénomène ne peuvent être que multidisciplinaires et durables. Par conséquent, se limiter à la solution sécuritaire et répressive, qui peut montrer des signes d’efficacité à court terme, ne pourra en aucun cas faire face à un phénomène aussi complexe et dynamique.

De plus, il ne faut pas perdre de vue la contribution des violations des droits humains dans l’expansion et l’adoption d’idées extrémistes violentes. En effet, les études relatives au développement de plusieurs groupes terroristes et à l’engagement de plusieurs individus à ces projets violents, ont pu démontrer que l’oppression vécue sous des régimes autoritaires, liberticides, corrompus et qui violent les droits humains des personnes contribue fortement à l’émergence et au renforcement de l’extrémisme violent[7]. Ils citent, par exemple, la répression commise sous plusieurs régimes autoritaires dans des pays post-soviétiques, la violation des droits et de la dignité des détenus sous l’occupation américaine de l’Iraq, les atrocités du régime syrien, la marginalisation et la stigmatisation de plusieurs communautés d’ordre religieux, culturel ou social. Tous ces éléments ont contribué à fortifier le narratif exploité par les groupes extrémistes violents qui se présentent comme une alternative ou comme un projet de sauvetage et/ou de vengeance[8].

Dans ce contexte, la Tunisie n’échappe pas à ce modèle. Bien que défini par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) comme un « spill-over country », pays qui subit les débordements de  groupes djihadistes dans des pays voisins[9], les attaques terroristes, qui ont eu lieu en Tunisie depuis l’an 2000, engendrant 284 morts[10] et l’engagement d’à peu près 3000 tunisiens au sein des groupes djihadistes dans des zones de conflits en 2017 comme déclaré par le Ministre de l’Intérieur[11], laissent à penser que la Tunisie fait face à l’émergence de l’extrémisme violent au sein de sa société. En nous référant à la matrice factorielle et plus précisément aux facteurs institutionnels, nous pouvons déduire que les années de dictature et de répression sous le régime autoritaire et la concrétisation très lente du processus de transition démocratique ont fourni les conditions favorables pour l’ascension de projets politiques violents portés par des groupes terroristes qui profitent de la fragilité de l’Etat et utilisent la non réalisation des revendications de la révolution comme argument pour promouvoir l’idéologie violente. En effet, depuis la révolution, et surtout depuis l’adoption de la constitution, les réformes structurelles des secteurs clés, tels que l’économie, la justice, la sécurité ou les médias tardent à se mettre en place et ont peu d’impact sur la vie des citoyens. Nous nous pencherons dans ce qui suit sur 4 axes de réformes qui sont au cœur des revendications révolutionnaires mais qui tardent à voir le jour, malgré leur importance dans la prévention de l’extrémisme violent.

  • Sécurité

La Tunisie prérévolutionnaire s’est caractérisée par un régime autoritaire qui avait tout pouvoir et protégeait sa structure essentiellement grâce à un Etat policier bien en place. Sous Ben Ali, les années 90 ont connu une forte persécution des opposants au régime et des défenseurs des droits humains par la police politique. Ces persécutions violentes ont été marquées par des violations graves des droits humains. Le rapport final de l’Instance Vérité Dignité –commission en charge de la justice transitionnelle et responsable d’enquêter sur les violations commises par l’État tunisien sous les régimes de Bourguiba et Ben Ali – révèle que les contrôles administratifs, la torture, le viol, les meurtres, ainsi que l’absence de procès équitables étaient monnaie courante, suite à l’examen de 62721 dossiers déposés par les victimes[12]. En finir avec cet Etat policier représentait l’un des messages clé dans les slogans portés par les révolutionnaires qui se sont rassemblées devant le Ministère de l’Intérieur le 14 Janvier 2011. Plusieurs activistes et organisations de la société civile ont ensuite poussé pour que la réforme du secteur sécuritaire soit une priorité et que le Ministère de l’Intérieur adopte une gouvernance conforme aux standards et aux obligations d’un État de droit qui respecte ses citoyens.

Huit ans après la destitution de l’ancien régime, nous pouvons constater que cette réforme tant attendue n’a pas eu lieu. En nous penchant sur le plan de développement 2016-2020, nous constatons que les projets de développement du système sécuritaire présentés s’articulent autour du renforcement des moyens et capacités de l’appareil sécuritaire (déploiement sécuritaire plus large, modernisation des moyens de travail, formation des agents des forces de l’ordre, attribution de la protection sociale aux agents)[13]. Le projet n’adresse pas les mécanismes de contrôle tel que l’inspection générale ou le développement d’un code de déontologie interne ou encore d’un système de lancement d’alerte et n’exprime à aucun moment la nécessité d’apporter des réformes structurelles profondes à l’appareil sécuritaire en Tunisie. Parallèlement, le gouvernement a intégré la restructuration de l’institution militaire dans son plan de développement et a prévu de renforcer le secteur militaire pour répondre à la menace terroriste par la modernisation des outils, de la formation et de l’entrainement du corps militaire. Cette solution, bien qu’efficace à court terme, ne pourrait en aucun cas être une solution globale qui assurerait la protection des individus à long terme. En effet, et comme expliqué ci-dessus, une solution unidimensionnelle, basée uniquement sur le renforcement des moyens et capacités de l’appareil sécuritaire, ne pourrait être le remède à un phénomène multifactoriel et aussi complexe que l’extrémisme violent.

En absence de cette réforme pourtant indispensable, la violence policière et le mauvais traitement persistent huit ans après la révolution. Ces violations, reconnues par le gouvernement tunisien dans son rapport additionnel soumis en 2014 au Comité des Nations Unies contre la torture[14], se produisent à 26% dans les postes de police, à 15% dans les postes de la garde nationale et à 26% dans les prisons[15] selon le programme SANAD de l’OMCT. Dans une atmosphère d’impunité totale, les victimes se sont multipliées[16] surtout en ce qui concerne les affaires pour terrorisme. La persistance de cette violence ne cesse de nourrir cette haine de l’Etat et son appareil sécuritaire, en témoignent les nombreuses attaques contre les forces de l’ordre depuis 2015.En effet, les répressions et les violations des libertés au nom de la sécurité de l’Etat alimentent le sentiment d’injustice, contribuent aux motifs de colère et de déception (surtout par rapport aux revendications de la révolution) et suscitent l’hostilité envers l’Etat. A cet égard, le secrétaire général des Nations Unies a affirmé, dans son rapport mentionné ci-dessus, que :

« les gouvernements qui prennent ostensiblement des mesures répressives brutales non respectueuses des droits de l’homme et de l’état de droit, comme le ciblage de certaines catégories de population, l’adoption de techniques de surveillance intrusives et les renouvellements répétés de l’état d’urgence,  risquent de voir les extrémistes se multiplier [17]»

Le gouvernement tunisien semble faire fi de ce type de mise en garde. En effet, les mesures répressives, discriminatoires, non respectueuses des droits de l’Homme sont monnaie courante en Tunisie. Le ciblage de certaines catégories s’effectue par le fichage de milliers de citoyens sous la catégorie S17 en leur infligeant des procédures administratives liberticides comme l’interdiction de voyage ou l’assignation à domicile, sans leur fournir de traces écrites, ni de réels moyens de contester ces décisions. La prolongation de l’état d’urgence continue et se maintient également depuis l’année 2015. Ainsi, la politique de lutte contre le terrorisme adoptée par le gouvernement tunisien contribue elle-même nourrir l’extrémisme violent qui visent en premier lieu les forces de sécurité (62% des attaques terroristes commises depuis la révolution visaient les agents des forces de l’ordre et de l’armée[18]). Par conséquent, adopter d’autres réponses à l’extrémisme violent en respectant les droits humains universels contribue à la protection des agents des forces de l’ordre en premier lieu et des citoyens en second lieu.

  • Justice

Le chapitre 5 de la constitution de 2014 consacré au pouvoir judiciaire, prévoit un nombre de disposition et d’institutions censées garantir l’indépendance de la justice.

Cinq ans après l’adoption de la Constitution, cette indépendance est plus que jamais menacée par un cadre juridique incomplet, la fragilité et les manques de moyens du Conseil Supérieur de la Magistrature, la lenteur de la mise en place du plan d’action de réforme du système judiciaire et pénitentiaire et surtout par l’absence d’une Cour Constitutionnelle à cause des tiraillements entre les différents partis politiques. En parallèle, la politique pénale inchangée, l’inégalité des chances dans l’accès à la justice, ainsi que la corruption et l’impunité contribuent au sentiment d’injustice et au manque de confiance des citoyens envers le corps judiciaire.

Sous Ben Ali , la loi et l’appareil judiciaire ont souvent servi d’outils de persécution et ont été utilisés pour condamner les opposants politiques en employant l’argument terroriste – en se référant notamment à  la loi n°75 de l’année 2003, élaborée sous l’impulsion de la « guerre contre le terrorisme » initiée par l’administration Bush[19]. En 2015, l’adoption d’une nouvelle loi de lutte contre le terrorisme, largement refusée par la société civile et ne respectant pas les standards internationaux des droits humains, a donc réveillé de vieux démons.

Contrairement au secteur sécuritaire, la réforme du système judiciaire et pénitentiaire a bénéficié de tout l’intérêt du gouvernement. Ce dernier a prévu dans le plan de développement 2016-2020 de : 1) Renforcer l’indépendance du pouvoir judiciaire, 2) Moraliser le système judiciaire et pénitentiaire, 3) Améliorer la qualité de la justice et la protection des droits du justiciable 4) Faciliter l’accès à la justice, 5) Etablir plus de partenariat avec les institutions judiciaires. Ces réformes ont été prévues pour un coût total de 203 millions de dinars dont le gouvernement a réussi à mobiliser la moitié. Alors que le plan d’action prend fin dans un an, nous constatons une lenteur dans sa mise en œuvre et surtout le non accomplissement de plusieurs actions prévues dans le cadre de ce plan. A titre d’exemples, l’élaboration du code déontologique relatif au système judiciaire, la numérisation des archives, l’étude portant sur la relation entre la police judiciaire et le parquet ainsi que l’élaboration d’un projet de loi relatif à l’aide légale n’ont pas été effectués. L’amendement du code pénal et du code de procédures pénales ainsi que le renforcement des capacités des juges tournent quant à eux au ralenti.

La réforme de la justice ne devrait pas se limiter à la garantie d’un procès équitable mais s’étendre à la phase pénitentiaire. En effet, le système pénitentiaire tunisien est défaillant ; ceci ne s’explique pas uniquement par la politique pénale déficiente mais aussi par les structures pénitentiaires non conformes aux standards, à la surpopulation carcérale[20] et aux difficultés de gestion qui affectent d’une manière directe les conditions de détention. Lorsqu’il s’agit de l’extrémisme violent, la politique de gestion de cette population, qui se base uniquement sur la menace de la propagation et de la radicalisation dans les prisons est inadaptée et contreproductive. En effet, les conditions d’isolement de cette population contribuent à la stigmatisation des détenus et par conséquent, à leur conditionnement dans leur radicalité et leur extrémisme. De plus, cette population n’a cessé d’augmenter lors des dernières années ; la guerre contre le terrorisme mobilise la police judiciaire qui, par son interprétation large du texte législatif, procède à l’arrestation et à la détention de tout individu qui représente une menace. En plus d’être arbitraires, ces détentions se font souvent selon une grille d’analyse et des méthodes héritées des pratiques de l’ancien régime et en résulte une surpopulation en détention provisoire. En effet, 90.5% de la population incarcérée pour terrorisme est encore en détention provisoire et non jugée[21]. Ces conditions, qui ne remplissent pas les obligations internationales au regard des droits fondamentaux (présomption d’innocence, droit d’être jugé dans un délai raisonnable), amplifient le sentiment d’injustice, suscitent la haine envers l’Etat et nuisent à l’efficacité des institutions pénitentiaires en les surpeuplant.

En conclusion, la réforme du système judiciaire et pénitentiaire est plus qu’indispensable pour prévenir l’extrémisme violent et tout retard de la mise en place de ces réformes contribue aux facteurs qui poussent vers l’adoption de l’idéologie violente et grossissent les rangs des groupes armés dans les zones de conflits. En outre, il faut se doter des moyens nécessaires pour accomplir cet objectif dans le but de garantir un procès équitable, de respecter les droits et libertés des incarcérés mais aussi pour mettre en place des programmes de réintégration qui peuvent fournir des opportunités futures aux condamnés.

  • Marginalisation et aspects socio-économiques

Les régimes dictatoriaux ont mis en place des politiques de développement discriminatoires qui ont favorisé le développement de régions côtières au détriment des zones intérieures. . A titre d’exemple, nous pouvons citer les indicateurs suivants :

– En 2016, le taux de branchement des ménages aux réseaux de la Société Nationale d’Exploitation et de Distribution des Eaux (SONEDE) en milieu urbain atteint 99.7%, tandis qu’en milieu rural, il atteint uniquement 48%. [22]

– En 2016, le taux de raccordement des ménages aux réseaux d’assainissement est très variable selon les régions ; à Tunis, il est de 97.5%, à Kebili il atteint 59.9%, à Mednine il frôle 28.1%.[23]

–  En 2017, le taux de couverture 4G (avec l’opérateur majoritairement étatique Tunisie Telecom) atteint à Tunis 95%, tandis qu’à Kairouan, Kasserine et Kebili ce taux est de 30%.[24]

– En 2016, le nombre de distributeurs automatiques de billets (bancaires) est très variable selon les régions. A Tunis, on retrouve 558 distributeurs pour 1 068 700 habitants (soit un distributeur pour 2 000 habitants) tandis qu’à Kebili, on retrouve 16 distributeurs pour 163 300 habitants (soit à peu près un distributeur pour 10 000 habitants).[25]

– En 2016, les services de santé sont aussi disproportionnés ; à Tunis on fournit un lit d’hôpital pour 259 habitants ;   à Siliana on fournit un lit d’hôpital pour 580 habitants et à Sidi Bouzid on fournit un lit d’hôpital pour 964 habitants.[26]

Dans le but de compenser les inégalités et de répondre aux revendications de la révolution, les constituants ont inscrit le principe de discrimination positive dans la constitution de janvier 2014. De ce fait, l’article 12 de la Constitution tunisienne dispose que l’État doit agir en vue d’assurer la justice sociale, le développement durable et l’équilibre entre les régions, en tenant compte des indicateurs de développement et du principe de l’inégalité compensatrice, dite aussi discrimination positive. La Constitution tunisienne de 2014 établit également que les plans de développement soient assimilés à une loi ordinaire et adoptés par l’Assemblée des Représentants du Peuple afin de garantir la représentativité et l’égalité entre les régions.

Cinq ans après l’adoption de la Constitution, les mouvements de protestations sociales ne se sont pas arrêtés. En effet, l’Observatoire Social Tunisien (OST) mis en place par le Forum Tunisien des Droits Economiques et Sociaux (FTDES) affirme dans son rapport de décembre 2018[27], que les mouvements de protestation ont atteint le nombre de 9356 en 2018, 10452 en 2017 et 8713 mouvements en 2016. Selon l’OST, la cartographie régionale des mouvements de protestations demeure la même. Le gouvernorat de Kairouan occupe la première place avec 1168 manifestations. Il est suivi par la région de Sidi Bouzid avec 881 contestations puis Gafsa avec 791 protestations. Quant aux suicides et aux tentatives de suicides, qui peuvent être interprétés comme une forme de protestation individuelle, l’OST a enregistré un nombre de 467 cas uniquement en 2018. Les gouvernorats avec les indicateurs de développement les plus bas, maintiennent un rang élevé dans ces statistiques ; le gouvernorat de Gafsa a été le plus marqué par les tentatives de suicides avec 85 tentatives en 2018, suivi par le gouvernorat de Kairouan et de Sidi Bouzid avec 69 et 41 tentatives, respectivement. La tranche d’âge la plus touchée est entre 14 et 45 ans et 76% des tentatives sont commises par des hommes.

Ces différentes protestations revendiquent principalement l’employabilité et la régularisation des situations environnementales, éducatives et économiques. Dans plusieurs cas, elles ont eu pour réponse la répression sécuritaire. Cet état des lieux confirme, premièrement, l’inefficacité des politiques publiques prérévolutionnaires et, deuxièmement, l’incapacité des gouvernements post-révolution à absorber les revendications et à mettre en place des politiques socio-économiques qui répondent aux atteintes des citoyens. Ceci, accompagné par la crise économique à laquelle le pays fait face, contribue à alimenter la frustration et le sentiment d’exclusion chez les citoyens. Cet état de fait constitue un environnement favorable pour l’adoption des idées extrémistes et violentes. En effet, à défaut de créer des emplois décents, de combler les inégalités des services fournis, de combattre la corruption et la pauvreté qui alimentent la marginalisation et l’exclusion (qu’elle soit économique, sociale, culturelle, médiatique ou politique), il arrive que les citoyens se sentent écartés et remettent en question la légitimité du pouvoir en place, ce qui pousse certains à céder ou à se laisser convaincre par les arguments extrémistes violents.

  • Culture

Pareillement au secteur socio-économique, le secteur de la culture n’a pas été épargné par le régime dictatorial en termes de politiques publiques de marginalisation. En effet, le secteur culturel a été lui-même marginalisé sous le régime autoritaire en le considérant toujours comme étant un secteur secondaire avec peu d’intérêt. Ceci, malheureusement, a persisté avec les différents gouvernements postrévolutionnaires qui n’ont pas considéré ce secteur comme une priorité stratégique.

Plusieurs indicateurs, particulièrement régionaux, illustrent cette marginalisation du secteur de la culture. Pour le faire nous prenons à titre d’exemple, le nombre de salle de cinéma.

En ce qui concerne le cinéma, nous constatons tout d’abord un très faible nombre de salles de cinéma à l’échelle nationale, qui certes fluctuent, mais n’ont pas dépassé les 22 salles entre 2012 et 2016. [28]. De plus, la distribution des salles de cinéma est totalement inégalitaire ; le gouvernorat de Tunis, à lui seul, rassemble 12 salles pour environ 1 million d’habitants, le gouvernorat de Sfax possèdent 4 salles pour 950000 habitants, le gouvernorat d’Ariana (570000 habitants), Nabeul (787000 habitants), Sousse (674000 habitants) et Monastir (548000 habitants) possèdent chacun une seule salle de cinéma, quant aux 17 gouvernorats restants, ils ne disposent d’aucune salle de cinéma. Ceci se répercute bien évidemment sur le nombre d’entrée de spectateurs qui n’a pas dépassé 1.398.000 pour une population aux alentours de 11.300.000 de citoyens, en 2016[29].

Même constat pour les activités culturelles. Mis à part le nombre faible d’activités organisées à l’échelle nationale mais aussi à l’échelle régionale, nous constatons que la majeure partie de ces évènements se concentre dans les mêmes gouvernorats. Prenons l’exemple des festivals. Nous constatons que Tunis et Nabeul reçoivent 36 festivals et 46 festivals tandis que Sidi Bouzid n’en reçoit que 2 uniquement[30].

Si nous regardons du côté du budget annuel alloué au ministère des affaires culturelles nous constatons qu’il n’a pas dépassé les 300 millions de dinars entre 2015 et 2019, soit 0,8% du budget de l’Etat. A titre de comparaison, la France a consacré 2,56% de son budget à la culture[31]. De plus, en se focalisant sur la distribution du budget alloué, nous constatons le montant faible affecté aux dépenses de développement en comparaison aux dépenses de gestion et qui n’a pas dépassé la barre de 60 millions de dinars (soit 20% du budget total du ministère) pendant les 5 dernières années. (Voir
Figure 1: Distribution du budget du ministère des affaires culturelles et son taux par rapport au budget de l’état)

 

 

 

 

 

Cette faible dotation a pour résultat des activités et projets culturels faibles en nombre et pauvres en qualité. Elle explique également le manque d’investissement de la part de l’Etat dans l’infrastructure des établissements culturels.

D’autres facteurs de frustration s’ajoutent à cette situation tels que l’accès de jeunesse aux projets culturels internationaux via internet et les réseaux sociaux, le manque de diversité de l’offre culturelle et son manque d’adéquation par rapport aux attentes des différentes populations (en particulier les jeunes), les coûts relativement élevés de certaines activités culturelles (les livres importés deviennent par exemple de plus en plus chers avec la chute du dinar), les contraintes sécuritaires qui empêchent parfois la tenue de certains festivals ou activité sportives et la forte présence policière durant ces évènements qui donne lieu dans beaucoup de cas a des débordements et à des violences très alarmantes.

Cet état de fait contribue principalement à l’exclusion culturelle de plusieurs groupes d’individus dans la société qui ignorent souvent leur propre culture et manquent d’ouverture vis-à-vis des autres cultures qu’ils dénigrent parfois. Ce vide culturel et ce manque de repères poussent ces individus à un discours de division, d’exclusion et d’accusation qui joue sur les différences ethniques, raciales, religieuses, culturelles, sociales et qui appelle souvent à l’action violente. En dehors du projet politique, ce genre de discours a réussi à mobiliser des milliers de tunisiens pour rejoindre les rangs des groupes armés dans des zones de conflit mais aussi à accepter, à tolérer et à légitimer les violences extrémistes commises en Tunisie ou en dehors de son territoire.

  • Education et emploi

Les prétendues avancées en matière d’éducation sous le régime de Ben Ali ont souvent été utilisées à des fins de propagande. Le gouvernement a surtout mis en avant les aspects quantitatifs du secteur éducatif en considérant la diminution du taux d’analphabétisme[32] en Tunisie et l’augmentation du taux net de scolarisation au niveau national. En 2014/2015, ce dernier a en effet atteint 99 % pour la tranche d’âge entre 6 et 11 ans et 94.2% pour la tranche d’âge entre 6 et 16 ans avec un taux de scolarisation des filles supérieur à celui des garçons (95.6% pour les filles contre 93% pour les garçons)[33]. Au niveau régional, par contre, le bilan est moins reluisant. Le taux de scolarisation de la tranche d’âge 12-18 ans, pour l’année scolaire 2012/2013, varie d’une région à une autre et atteint les taux les plus faibles à Kairouan, 66.5%, Kasserine, 66.8% et Sidi Bouzid, 70.6%, contre un taux moyen national de 78.8%. Les régions du Centre Ouest et du Nord-Ouest du pays se caractérisent par les parts des enfants non scolarisés les plus élevées, qui sont respectivement de 37% et 18% du nombre total national.

Cependant, ces chiffres tant mis en avant ne sont en aucun cas une preuve du prétendu succès du secteur éducatif tunisien et cachent une réalité bien plus complexe et moins glorieuse que ce qu’a prétendu le régime pendant deux décennies. En effet, certains indicateurs doivent être examinés en profondeur. Commençons par le taux de redoublement, celui-ci est égal à 22.8% en 7ème année de l’enseignement de base et à 16.3% pour la première année de l’enseignement secondaire contre des taux moyens de 17.3% et 16.8% pendant l’année scolaire 2011/2012[34]. Cela signifie que les élèves affichent plus de difficultés lors d’un passage d’un cycle d’éducation à un autre. Ceci se confirme aussi par le taux d’abandon, correspondant à la même année, qui atteint 2.6% en 6ème année primaire, 11.4% en 7ème année de l’enseignement de base, 16.1% en 1ère année de l’enseignement secondaire et 13.7% en 4ème année de l’enseignement secondaire [35] qui correspondent aux années de transition d’un cycle éducatif à un autre. Toujours le même constat au niveau régional, avec des taux d’abandon très élevés dans les régions de Kasserine et de Kairouan. Celles-ci se caractérisent, respectivement, par un taux de redoublement de 12.1% et de 11.9% (contre 3.5% à Ariana et 3.1% à Tunis 2) et un taux d’abandon de 2.2% et de 2.6%[36]. De plus, en se focalisant sur le taux d’achèvement relatif au cycle secondaire (qui est le rapport entre le nombre de promus au baccalauréat et le nombre de jeunes âgés de 18 ans), nous constatons la défaillance du secteur éducatif. Au niveau national, ce taux n’a pas dépassé 40% pour l’année 2013 avec un taux d’achèvement égal à 52.2% pour les filles et 28.4% pour les garçons[37]. Cette disparité régionale est aussi apparente lorsqu’il s’agit du taux de réussite. Prenons les résultats nationaux du baccalauréat 2019, nous constatons que le taux de réussite est plus élevé concernant les gouvernorats de Sfax, Monastir et Ariana (respectivement par des taux qui atteignent 45%, 43%, 42%). Tandis que les gouvernorats présentant de faibles indicateurs de développement se caractérisent par des taux de réussite très bas. Dans ce sens, Kasserine se caractérise par le taux le plus bas avec 16%, Kébili se classe dans l’avant dernière place avec un taux de réussite qui frôle 20%[38].

L’inefficacité du secteur éducatif peut être encore vérifiée par d’autres indicateurs : le nombre d’élèves par classes, le nombre d’élèves par enseignant, la distance parcourue pour atteindre l’établissement d’éducation mais aussi le classement de la Tunisie selon les standards internationaux en matière d’éducation. Nous citons par exemple le PISA « Program for International Student Assessment » mené par l’OCDE pour évaluer les performances des systèmes éducatifs (des pays membres ou non membres) à travers l’évaluation du rendement des élèves de quinze ans vis-à-vis des matières de base que sont la science, la lecture et les mathématiques. En 2015, la Tunisie se classe à la 66ème place sur 69 pays en ce qui concerne les mathématiques et à la 64ème place sur 69 pays en ce qui concerne la lecture et la culture scientifique[39]. Cette défaillance est affirmée aussi dans une étude conduite par l’UNICEF en Octobre 2014 concernant les enfants non scolarisés[40] qui explique que « les politiques conduites par la Tunisie ont réussi à diminuer le taux d’abandons au détriment d’un système d’enseignement de qualité ».

En ce qui concerne l’enseignement supérieur, nous constatons que l’état des lieux est très similaire à celui de l’enseignement de base. Le taux de réussite est bien en évolution et a atteint 70.82% pour l’année scolaire 2016/2017, mais le taux moyen de redoublants est égal à 26.62% et le taux moyen d’abandon a atteint 2.56%. Ces indicateurs se caractérisent par une disparité importante selon les domaines d’études. En effet, les taux de redoublement les plus élevés sont affectés aux mathématiques et statistiques pour 52.96%, aux lettres pour 40.86% ; quant aux taux d’abandon les plus élevés, ils sont attribués aux domaines d’affaires administratives, au journalisme, à l’art, à la protection de l’environnement, aux lettres et aux mathématiques. En termes de qualité d’enseignement, nous retenons les mêmes commentaires développés ci-dessus en insistant sur le classement très faible des universités tunisiennes au niveau international.

Ces multiples défaillances structurelles du système éducatif ont bien évidemment un impact direct et négatif sur l’employabilité des jeunes diplômés. En effet, l’analyse du taux de chômage en Tunisie montre les taux les plus élevés chez les jeunes les plus instruits. Pendant les 4 années précédentes (2015, 2016, 2017, 2018) le taux de chômage moyen chez les diplômés de l’enseignement supérieur représente 30.3% du taux de chômage global. En le comparant aux autres taux de chômage relatifs aux différents niveaux d’instruction, nous constatons, d’une part, que le taux de chômage augmente avec le niveau d’instruction et d’autre part, que le taux de chômage relatif aux diplômés de l’enseignement supérieur est le plus élevé. En se rapportant aux chiffres détaillés, on constate que le taux de chômage varie selon les études et la spécialisation. De plus, on retient que le nombre le plus élevé de chômeurs de l’enseignement supérieur se trouve chez les diplômés de sciences exactes, sciences humaines, droit, gestion et de technicien supérieur. Ceci démontre dans une certaine mesure l’inadéquation des diplômes et des spécialités d’études avec le marché du travail. Cette antagonisme amène les jeunes diplômés tunisiens, soit à vivre de longues périodes sans emploi soit à accepter des offres d’emploi sous-payées, souvent informelles et pour lesquelles ils sont surqualifiés.

A défaut de perspectives, cette situation crée chez les chômeurs, surtout ceux qui ont accompli un cursus universitaire réussi, un sentiment d’injustice et d’exclusion. A mesure que cette période de chômage se prolonge, les opportunités d’emploi se réduisent et l’exclusion sociale se développe.

Depuis la révolution, les tentatives se sont multipliées pour diminuer ce taux de chômage. Le ministère de l’emploi a développé, quant à lui, 8 programmes dans ce sens. Avec la situation économique difficile du pays et l’incapacité de créer de nouvelles opportunités, cet état de fait ne s’est pas amélioré. D’autres interventions sectorielles ont été largement discutées et réclamées vu leur incidence sur le secteur de l’emploi ; on cite par exemple : la réforme de l’éducation, la réforme de l’enseignement supérieur, la réforme de la formation professionnelle, la révision du modèle économique, la réforme de l’investissement, la politique d’encouragement des petites et moyennes entreprises (PME), etc. A défaut d’une vision et d’un programme clair, les grandes réformes stagnent encore. En dépit de quelques nouveautés législatives en ce qui concerne l’investissement et les avantages fiscaux et financiers, les réformes de fond nécessaires pour garantir la cohésion et l’inclusion sociale n’ont pas été mises en œuvre. L’instance de développement durable et des droits des générations futures, par exemple, n’a toujours pas été mise en place 4 ans après la constitution, et ce malgré son caractère constitutionnel et son rôle crucial dans les réformes à caractère économique et social. A défaut d’intervention, l’impact social, surtout au niveau des régions, n’a cessé de s’étendre, ce qui a poussé plusieurs jeunes soit à adopter des idées extrémistes violentes ou bien à accepter et à tolérer cette idéologie. Les avocats travaillant principalement sur des affaires de terrorisme, citent l’exemple de plusieurs affaires terroristes impliquant des individus accusés d’avoir aidé certains groupes armés cachés dans les montagnes du Nord-Ouest et Centre Ouest de la Tunisie.

Recommandations

L’’extrémisme violent ne peut être adressé que par une approche multidisciplinaire vu la nature multifactorielle du phénomène. En vue d’adopter une approche générale pour prévenir -et non uniquement pour contrer – l’extrémisme violent, l’ASL recommande de prioriser les réformes structurelles tant attendues et revendiquées lors de la révolution de 2011. La révolution de 2011 s’est soulevée contre l’injustice et l’exclusion qui sont, comme démontré dans ce policy paper et dans bien d’autres études, des terreaux hautement favorables à l’adoption d’idéologies violentes. Ces facteurs ne peuvent être traités de manière durable et profonde qu’en complétant la transition démocratique, notamment à travers la mise en place des institutions garantes d’un Etat de droit, prévues par la constitution de 2014, et en menant des réformes structurelles dans les secteurs de la sécurité, de la justice, de la culture et de l’éducation et à travers l’adoption d’un modèle économique inclusif et respectueux de l’environnement.

Dans ce sens, l’ASL recommande aux autorités tunisiennes d’inscrire la lutte et la prévention de l’extrémisme violent dans le long terme. Pour ce faire, il est impératif de procéder à l’élaboration d’un plan d’action national de prévention de l’extrémisme violent qui intègre les réformes multidisciplinaires indispensables à la lutte contre l’injustice et les inégalités. Ces réformes doivent être menées de manière cohérente, efficace et de manière coordonnée avec la Commission Nationale de Lutte contre le Terrorisme.

Dans le but de garantir la bonne réalisation de ce plan, de sa conformité avec la réalité de terrain et de son application efficace, l’ASL recommande que ce plan d’action de prévention soit préparé et élaboré d’une manière participative et transparente. En effet, il serait judicieux d’élaborer un plan d’action détaillé et qui contienne des objectifs réalistes et mesurables, des activités concrètes, ainsi que des mécanismes d’évaluation pertinents.

De plus, afin de garantir une mise en œuvre élargie et inclusive du plan et dans le souci de respecter l’approche participative consacrée par la Constitution tunisienne de 2014, l’ASL souhaite l’implication de tous les acteurs notamment de la société civile dans toute sa diversité dans l’élaboration mais aussi l’application de ce plan. Etant donné sa contribution salutaire dans la consolidation et la sauvegarde de la transition démocratique, et la confiance dont elle jouit de la part des citoyens tunisiens, la société civile devrait être impliquée et mobilisée afin de définir et mettre en place des actions pertinentes pour prévenir l’extrémisme violent à l’échelle locale et nationale.

Dans un contexte où les autorités adoptent une posture d’opacité totale, nous rappelons que ce processus ne saurait réussir sans une politique de transparence. Ainsi, il serait indispensable de rendre toute information pertinente accessible afin de préserver et d’assurer la participation de tous les acteurs et de rendre possible le suivi et l’évaluation des actions prévues.

Finalement, l’ASL tient à rappeler le caractère social et culturel que doit revêtir la lutte contre l’extrémisme violent, deux aspects qui ont été jusqu’ici largement ignorés par les gouvernements successifs.

Conclusion

A l’échelle internationale, le phénomène d’extrémisme violent menace la paix et la sécurité des individus et des nations. A l’échelle locale et plus précisément au vu du contexte tunisien, ce fléau entrave le développement et l’aboutissement de la transition démocratique du pays. Etant donné son caractère multifactoriel, il serait judicieux de diversifier les réponses adoptées et d’entreprendre des actions multidisciplinaires et pertinentes dont la prévention constitue un élément majeur pour une efficacité à long terme. Cette dernière doit se présenter comme un projet social qui englobe les réformes sectorielles indispensables. Certes, ce projet doit être coordonné par les structures étatiques mais il doit impliquer tous les acteurs sociaux, économiques et académiques. Ceci ne peut s’effectuer sans la contribution de la société civile tunisienne qui a joué un rôle majeur pour sauvegarder et maintenir la transition démocratique. Pour concrétiser le plan d’action, une approche transparente est nécessaire afin d’établir un climat de confiance et de garantir l’implication des multiples acteurs, mais aussi efficace afin de faciliter l’élaboration des actions à entreprendre, leur mise en œuvre mais aussi leur suivi et évaluation pour permettre la régulation et pour garantir une réponse pertinente et adéquate.

  • [1] La loi organique n°2015-26 du 27 août 2015, relative à la lutte contre le terrorisme et la répression du blanchiment d’argent qui vient remplacer la loi n°2003-75, relative au soutien des efforts internationaux de lutte contre le terrorisme et à la répression du blanchiment d’argent.
  • [2] La stratégie nationale de lutte contre l’extrémisme et le terrorisme
  • [3] “UNDERSTANDING LOCAL DRIVERS OF VIOLENT EXTREMISM WINTER IN TUNISIA” (IRI, 2016)
  • [4] James Khalil et Martine Zeuthen, « Countering Violent Extremism and Risk Reduction, A Guide to Programme Design and Evaluation », Whitehall Report 2-16 (Royal United Services Institute for Defense and Security Studies, 2016).
  • [5] « Plan d’action pour la prévention de l’extrémisme violent » (Rapport du secrétaire général des Nations Unies, 2015).
  • [6] « Revue analytique : Les facteurs favorisant l’extrémisme violent dans la Tunisie des années 2010 » (M.Ayari, Novembre 2017)
  • [7] N. Bondokji, L. Agrabi and K. Wilkinson “Understanding Radicalisation :  A Literature Review of Models and Drivers” (WANA Institute, 2016)
  • [8]  E. Harper “Reconceptualizing the drivers of violent extremism: an agenda for child & youth resilience” (Terre des hommes et WANA Institute, 2018)
  • [9] « Preventing and responding to violent extremism in Africa: a development approach », Regional and Multi-Country Project Document, (UNDP, 2016)
  • [10] Global Terrorism Database (University of Maryland) : www.start.umd.edu
  • [11]« Hédi Majdoub : 3000 terroristes tunisiens combattent actuellement dans les zones de conflit » (shemsfm.net, 22/04/2017)
  • [12] Rapport final de l’Instance Vérité et dignité, Volume II « Violations des droits de l’Homme », (IVD, 2018).
  • [13] Plan de développement 2016-2020, Volume III plan sectoriel. Le plan de développement a été adopté l’Assemblée des Représentants du Peuple le 12 Avril 2017.
  • [14] « Examen des rapports soumis par les États parties en application de l’article 19 de la Convention, rapport complémentaire comportant des données actualisées soumis par la Tunisie » (Comité contre la Torture, 2014)
  • [15] « Le CAT pour toi et moi », (Organisation Mondiale Contre la Torture, Octobre 2018).
  • [16] « Tunisie. Quand fuir la police peut être mortel », (Amnesty International, Avril 2019).
  • [17] « Plan d’action pour la prévention de l’extrémisme violent » (Rapport du secrétaire général des Nations Unies, 2015).
  • [18] Global Terrorism Database (University of Maryland) : www.start.umd.edu
  • [19] Rapport final de l’Instance Vérité et dignité, Volume II « Violations des droits de l’Homme », (IVD, 2018).
  • [20] En décembre 2018, le nombre total de prisonniers est égal à 22.663, alors que la capacité d’accueil dans les établissements pénitentiaires ne dépassait pas 17.762, selon le porte-parole de la Direction Générale des Prisons et de la Rééducation.
  • [21] Déclaration de l’inspecteur général des prisons lors de la l’atelier national organisé par Search For Common Ground. (Prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violent dans les prisons et les centres de rééducation des mineurs délinquants, Octobre 2018)
  • [22] Rapport des statistiques (SONEDE, 2016).
  • [23] Rapport annuel sur les indicateurs d’infrastructure (2015, 2016), (INS, 2016).
  • [24] Idem.
  • [25] Rapport annuel sur les indicateurs d’infrastructure (2015, 2016), (INS, 2016).
  • [26] Idem.
  • [27] « Rapport du mois de décembre 2018 des mouvements sociaux, suicides et violences », (Observatoire Social Tunisien [FTDES], 2018)
  • [28] « Annuaire statistique de la Tunisie 2012-2016 », (INS, 2017)
  • [29] Idem
  • [30] Données statistiques présentées dans le siteweb du Ministère des affaires culturelles.
  • [31] https://www.lemonde.fr/culture/article/2018/09/24/budget-de-la-culture-2019-francoise-nyssen-assure-que-la-culture-reste-une-priorite-du-gouvernement_5359444_3246.html https://www.lemonde.fr/culture/article/2018/09/24/budget-de-la-culture-2019-francoise-nyssen-assure-que-la-culture-reste-une-priorite-du-gouvernement_5359444_3246.html
  • [32] Le taux d’analphabétisme est passé de 23.3% en 2004 à 18.8% en 2014.
  • [33] « Inclusion Sociale : les enjeux de l’emploi, de l’éducation et de la répartition des revenus », (Institut Tunisien de la Compétitivité et des Etudes Quantitatives [ITCEQ], 2017)
  • [34] « Efficacité du Système Educatif Tunisien : Analyses et Perspectives », (Institut Tunisien de la Compétitivité et des Etudes Quantitatives [ITCEQ], 2017)
  • [35] Idem
  • [36] Idem
  • [37] Idem
  • [38] « Tunisie Baccalauréat 2019: Taux de Réussite par Gouvernorat », (TARGA Consult, 2019)
  • [39] PISA survey 2015, [http://www.oecd.org/pisa/]
  • [40] « Tunisie, rapport final sur les enfants non scolarisés », (UNICEF, 2014)